Paris – Musée Guimet
Cette exposition mettait en scène des estampes de Suzuki Harunobu (vers 1725-1770) un artiste majeur de l’Ukiyo-e
Le sous-titre français était passablement ridicule tout comme les qualificatifs de présentation vantant une « féminité atemporelle, universelle » avec une référence à Baudelaire dont l’univers, pour moi, est aux antipodes de la société du Japon de l’époque Edo
Harunobu n’est évidemment pas l’inventeur de cet art de l’estampe mais il a contribué à son essor dans la deuxième partie du XVIIIe siècle
Harunobu a commencé son parcours artistique par représenter des scènes de théâtre Kabuki et des portraits d’acteurs, genre qui faisait florès à l’époque
Les acteurs considérés comme des parangons d’élégance, lançaient les modes et devenaient des modèles à suivre pour la toute nouvelle classe urbaine des riches négociants commençant à supplanter, à la fin du XVIIe siècle, les classes aristocratique et guerrière
Mais Harunobu s’orienta très vite vers les représentations de scènes contemporaines, innovation pour l’époque, dans lesquelles des jeunes femmes s’adonnent à leurs occupations familières
Les figures évoluent dans un cadre naturel sans surcharge où seuls quelques éléments décoratifs renseignent sur la saison ou le lieu de l’action
Les estampes représentant l’idéal féminin cher à Harunobu séduisirent immédiatement les esthètes et jouirent d’une grande faveur parmi les collectionneurs fortunés
Harunobu donne aux corps sveltes de ses femmes juvéniles une aisance, une grâce enjouée où les étoffes légères des kimonos aux plis souples n’entravent pas les mouvements et suivent les gestes de manière naturelle
Les servantes graciles des maisons de thé dont la beauté était un attrait de plus pour la fréquentation des établissements, sont décrites accomplissant leurs gestes quotidiens avec une délicatesse pleine d’élégance
La belle Osen, figure célèbre du temps a été ainsi l’objet de plusieurs estampes contribuant grandement à la renommée de la maison de thé familiale
Les attitudes rêveuses, les gestes les plus anodins minutieusement capturés, sur lesquels l’artiste s’attarde, expriment des sentiments que les visages de ces femmes trop stylisés ne laissent guère deviner
Un pan de kimono qui s’entrouvre, une geta abandonnée au pied d’un banc, prétexte à dévoiler un bout de jambe nue, des doigts qui frôlent un visage sont les témoins indiscrets de toute une panoplie d’ émois amoureux dont les amateurs d’estampes de Bijin-ga, les belles femmes, savaient décrypter le sens caché
Les accessoires nécessaires aux occupations de ces figures féminines, les modes du temps observées dans le raffinement des coiffures ou les motifs des kimonos témoignent d’une sensibilité de l’artiste à un univers de sensualité discrète, les visages tranquilles de ces belles ne présentant aucun trouble et affichant plutôt une sorte de timidité
Les deux sujets favoris des artistes de l’Ukiyo-e sont les Yakusha-e, les représentations d’acteurs et les images des courtisanes du « Monde flottant »
Les séries d’estampes publiées par Harunobu en livres ou en feuillets séparés décrivant la vie des courtisanes les plus célèbres de son temps, sont des images d’un raffinement séduisant même si la grâce des figures et des attitudes tend trop souvent vers un maniérisme assez conventionnel
Au milieu du XVIIIe siècle à Edo, la capitale offre de multiples lieux de divertissements et la société élégante fréquente les maisons de thé et de plaisir, les théâtres et les promenades dans des lieux réputés
Le relâchement des mœurs amène la gent masculine aisée et avide de plaisirs de toutes sortes à fréquenter assidument le quartier réservé des courtisanes à Yoshiwara « les maisons vertes » dans le quartier nord d’Edo
Les élites intellectuelles sont issues des riches familles commerçantes et partagent des goûts communs avec des représentants cultivés de la classe des samurai
Les citadins cultivés se réunissent dans des cercles de lettrés pour des jeux consistant à trouver des énigmes contenues dans des textes poétiques ou littéraires
Nombre d’amateurs prolongeaient ces jeux intellectuels en s’échangeant, en début d’année, des E-Goyomi, des calendriers imagés luxueusement imprimés
Ces amateurs devenus des mécènes pour la fabrication et la publication de ces E-goyomi, choisirent Harunobu, pas encore très connu à cette époque, parmi les artistes susceptibles de livrer des Mitate-e, des images allégoriques dans lesquelles des allusions voilées aux littératures classiques chinoise et japonaise étaient à découvrir
L’estampe Mitate-e fait allusion à la poétesse Ono no Komachi qui dans un concours de poésie fut accusée par son concurrent d’avoir plagié un poème classique
Son adversaire après avoir subtilisé, la veille du concours, le texte de sa rivale le recopia sur un livre ancien puis dévoila devant les juges la supposée copie
Komachi pour se disculper passa le feuillet nouvellement écrit dans l’eau pour dissoudre l’encre fraîche et prouver ainsi la supercherie de son rival jaloux
Autre estampe Mitate-e, la jeune beauté qui observe une grenouille en train de sauter est une allusion à un célèbre calligraphe du Xe siècle, Ono no Tofu qui, après de multiples essais, désespérant d’obtenir une belle écriture était sur le point d’abandonner quand il aperçut au bord d’un étang, sous la pluie, une grenouille faisant des efforts désespérés afin d’atteindre une branche de saule
La bestiole, après bien des tentatives, finit par y arriver… Ono no Tofu comprenant qu’il n’avait pas été assez assidu, poursuivi ses efforts et finit par devenir le dieu de la calligraphie !
Les calendriers des riches amateurs illustrés des gravures d’Harunobu furent à l’origine d’une révolution stylistique et picturale dans l’art de l’estampe
Jusqu’aux années 1765, les estampes Benizuri-e étaient imprimées seulement en deux ou trois couleurs, le rouge (Beni végétal) et le vert venant remplir les contours des figures réalisés à l’encre de Chine
On attribue à Harunobu l’invention d’une nouvelle technique d’impressions en plusieurs couleurs que l’on dénomma du nom flatteur de Azuma Nishiki-e, estampes de brocart de l’Est, par allusion aux splendides étoffes tissées à ce moment là à Kyôto, mettant ainsi à égalité la rivalité culturelle toujours présente entre l’ancienne et l’actuelle capitale
Pour réaliser ces estampes polychromes, il fallu modifier la nature des bois pour les empreintes et des papiers qui devinrent plus épais mais plus souples permettant différents niveaux d’encrages ainsi que les nombreux passages des bois gravés nécessaires à l’application successives des couleurs
Les papiers faits de fibres végétales absorbaient bien les pigments minéraux de haute qualité dont les coloris pouvaient se juxtaposer en grand nombre, Harunobu joua aussi sur la texture du papier, soit en le laissant nu pour signifier la blancheur de la neige, soit par Karazuri, en le gaufrant pour rehausser quelques détails
Harunobu, en sept petites années, aura expérimenté ce nouvel art de la gravure, en variant la taille des estampes en s’adonnant à de nouveaux formats très étroits et allongés, les Hashira-e, destinés à orner les piliers des habitations mais c’est surtout pour son art de la polychromie qu’il reste unique, avec l’utilisation d’une gamme étendue de fonds clairs, monochromes, équilibrant les masses colorées et des touches de noir velouté pour rendre la matière de chaque détail
Résumant l’art de l’estampe de son époque, Harunobu réussit avec lyrisme à unir la sensualité de la nouvelle société urbaine d’Edo aux émotions intellectuelles de la société aristocratique de Kyôto
Comme dans ce proverbe « Azuma otoko ni Kyô onna » : l’homme d’Edo complète la femme de Kyôto !